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Extensions d'exclusivité commerciale : les mécanismes au-delà des brevets dans l'industrie pharmaceutique

Extensions d'exclusivité commerciale : les mécanismes au-delà des brevets dans l'industrie pharmaceutique déc., 4 2025

Les brevets ne sont plus les seuls outils pour protéger les médicaments sur le marché. Depuis des décennies, les entreprises pharmaceutiques utilisent des mécanismes réglementaires invisibles mais puissants pour prolonger leur monopole bien après la fin de la protection par brevet. Ces extensions d’exclusivité commerciale ne sont pas des anomalies : elles sont intégrées dans la loi, soigneusement conçues, et souvent exploitées jusqu’à leur limite. Pourquoi cela compte-t-il ? Parce que chaque mois de retard pour l’arrivée des génériques coûte des milliards aux systèmes de santé - et change la vie des patients.

Le système qui a tout changé : la loi Hatch-Waxman

En 1984, les États-Unis ont adopté la loi Hatch-Waxman pour trouver un équilibre entre deux objectifs contradictoires : encourager l’innovation pharmaceutique et permettre l’arrivée rapide des génériques. L’idée était simple : accorder une période de protection de neuf ans après l’approbation d’un médicament, puis ajouter jusqu’à cinq ans de prolongation de brevet pour compenser le temps perdu pendant l’approbation réglementaire. Le résultat attendu ? Un monopole de 14 ans maximum après la mise sur le marché.

Mais la réalité a dépassé les prévisions. Aujourd’hui, 91 % des médicaments qui bénéficient d’une prolongation de brevet conservent leur monopole bien au-delà de cette limite. Comment ? Grâce à une accumulation stratégique de brevets secondaires et d’exclusivités réglementaires. Un seul médicament, le tazarotène, a accumulé 48 brevets supplémentaires après son brevet de base. Ce n’est pas une exception : c’est la règle.

Les cinq types d’exclusivité réglementaire aux États-Unis

Au-delà des brevets, la FDA offre cinq types d’exclusivité qui fonctionnent indépendamment. Elles ne dépendent pas de la validité du brevet. Même si le brevet expire ou est annulé, l’exclusivité reste en place.

  • Exclusivité NCE (Nouvelle Entité Chimique) : 5 ans de protection pour un médicament contenant un principe actif jamais approuvé auparavant. Pendant cette période, la FDA ne peut pas approuver de générique.
  • Exclusivité pour médicaments orphelins : 7 ans pour les traitements destinés à moins de 200 000 patients aux États-Unis. Cette exclusivité est particulièrement prisée : en 2022, 38 % des nouveaux médicaments approuvés étaient des médicaments orphelins.
  • Exclusivité pour nouvelles investigations cliniques : 3 ans pour une nouvelle indication, une nouvelle forme posologique ou une nouvelle voie d’administration. Mais attention : la FDA exige désormais une preuve de bénéfice clinique réel, pas juste une modification mineure.
  • Exclusivité pédiatrique : +6 mois ajoutés à toutes les autres exclusivités en cours. Pour l’obtenir, les entreprises doivent mener des études pédiatriques demandées par la FDA. C’est une extension très rentable : un seul mois de retard sur l’arrivée d’un générique peut générer des centaines de millions de dollars supplémentaires.
  • Incentive pour les génériques : 180 jours d’exclusivité pour le premier générique à contester un brevet avec succès. Cela crée une course entre les fabricants de génériques - et parfois des blocages stratégiques.

Comment l’Union européenne fait différemment

En Europe, le système s’appuie sur les Certificats Complémentaires de Protection (CCP ou SPC en anglais). Contrairement aux États-Unis, l’Europe ne limite pas la durée totale d’exclusivité à 14 ans après l’approbation. Un CCP peut prolonger la protection jusqu’à 15 ans après l’approbation, avec une possibilité d’extension supplémentaire de 6 mois pour les études pédiatriques.

L’UE offre aussi une exclusivité de données de 8 ans, suivie de 2 ans de protection commerciale, puis 1 an supplémentaire si le médicament a une nouvelle indication. Pour les médicaments orphelins, cette protection peut atteindre 12 ans - contre 7 ans aux États-Unis. Et si un médicament n’a même pas de brevet ? L’UE a créé le PAUM (Autorisation de Mise sur le Marché pour usage pédiatrique), qui garantit 8 + 2 ans d’exclusivité pour les traitements spécifiquement conçus pour les enfants.

La différence clé ? L’Europe ne permet pas de « empiler » autant d’exclusivités que les États-Unis. Mais elle offre des durées plus longues pour chaque type de protection, ce qui rend les stratégies plus simples - et plus durables.

Exécutif pharmaceutique grimpe d'une forme de médicament à une autre, tandis que des patients tentent d'atteindre des génériques.

Le jeu des « product hopping » et des brevets secondaires

Les entreprises ne se contentent pas d’attendre que les brevets expirent. Elles créent des versions légèrement modifiées du médicament juste avant la fin de la protection. C’est ce qu’on appelle le « product hopping ».

Par exemple, un médicament sous forme de comprimé peut être remplacé par une forme injectable, ou un comprimé à libération prolongée. Même si la substance active est la même, la nouvelle version est considérée comme un nouveau produit. Les patients sont alors « incités » à passer à la nouvelle version - souvent avec des campagnes marketing agressives. Les génériques ne peuvent pas entrer sur le marché tant que cette version « améliorée » est protégée.

Teva a rapporté en 2022 que cette stratégie a retardé l’entrée des génériques sur 17 % de ses produits cibles. La FTC (Commission fédérale du commerce aux États-Unis) a déclaré en 2023 que ces pratiques pourraient violer les lois antitrust. Mais tant que la loi ne les interdit pas explicitement, elles continuent.

Qui gagne ? Qui perd ?

Les entreprises pharmaceutiques gagnent énormément. Une étude publiée dans JAMA Health Forum en 2023 a montré que pour seulement quatre médicaments - bimatoprost, celecoxib, glatiramer et imatinib - les extensions d’exclusivité ont généré 3,5 milliards de dollars de dépenses supplémentaires en deux ans après la date prévue d’entrée des génériques.

Les systèmes de santé, eux, paient la facture. Aux États-Unis, les médicaments de marque représentent 78 % des revenus du marché pharmaceutique, malgré seulement 10 % des prescriptions. En Europe, les dépenses pour les médicaments orphelins ont augmenté de 400 % entre 2010 et 2022.

Mais les patients atteints de maladies rares gagnent aussi. Sans l’exclusivité des médicaments orphelins, peu d’entreprises investiraient dans des traitements pour des maladies affectant moins de 200 000 personnes. L’industrie affirme que ces mécanismes sont essentiels pour financer des recherches coûteuses - en moyenne, un nouveau médicament coûte 2,3 milliards de dollars à développer.

Le vrai problème ? Les mécanismes ont été conçus pour protéger l’innovation, pas pour prolonger les monopoles. Aujourd’hui, la plupart des extensions profitent à des modifications mineures, pas à des avancées réelles.

Balançoire entre bénéfices pharmaceutiques et accès aux génériques, avec un arbre de brevets et une enfant pour les maladies rares.

Comment les entreprises gèrent ces extensions ?

Ce n’est pas un travail pour un avocat ou un régulateur isolé. Les grandes entreprises comme Novartis, Bristol Myers Squibb ou Vertex détiennent des équipes de 15 à 25 spécialistes en affaires réglementaires et en brevets. Leur mission ? Planifier l’exclusivité des médicaments dès les phases précoces des essais cliniques.

Ils doivent décider : faut-il demander une exclusivité pédiatrique ? Faut-il déposer un nouveau brevet pour une forme à libération prolongée ? Faut-il attendre la fin de la phase II pour déposer le brevet afin de maximiser la durée de protection ?

Chaque décision a un impact financier. Une entreprise qui obtient une exclusivité pédiatrique de 6 mois sur un médicament à 5 milliards de dollars de ventes annuelles gagne en moyenne 250 millions de dollars supplémentaires. C’est pourquoi ces équipes sont parmi les plus chères et les plus stratégiques dans l’industrie.

Les tendances futures : plus de contrôle, plus de complexité

Les régulateurs commencent à réagir. En 2023, la FDA a resserré les exigences pour l’exclusivité de 3 ans : désormais, il faut prouver un bénéfice clinique réel, pas juste une amélioration technique. L’Agence européenne des médicaments a lancé un programme pilote pour accélérer l’évaluation des études pédiatriques - ce qui pourrait augmenter l’usage de l’extension de 6 mois.

Les analystes prédisent que d’ici 2028, la durée moyenne d’exclusivité effective pour un nouveau médicament atteindra 16,3 ans - contre 12,7 ans en 2018. Cela signifie que les patients devront attendre encore plus longtemps pour accéder à des génériques abordables.

Les débats politiques s’intensifient. D’un côté, les entreprises affirment que sans ces protections, l’innovation s’effondrerait. De l’autre, les experts en santé publique comme le Dr Peter Bach alertent : « L’evergreening » - le prolongement artificiel des monopoles - retarde maintenant l’accès aux génériques de 9,2 ans en moyenne après l’expiration du brevet de base. En 2000, ce délai n’était que de 3,1 ans.

Conclusion : une protection légitime, mais mal utilisée

Les extensions d’exclusivité commerciale ne sont pas intrinsèquement mauvaises. Elles ont permis de développer des traitements pour des maladies autrement ignorées. Elles ont encouragé l’innovation dans des domaines risqués et peu rentables.

Mais elles sont devenues un système de contournement. Elles ne protègent plus l’innovation - elles protègent les profits. Les brevets ont une durée limitée pour une raison : la société a besoin d’accéder aux découvertes scientifiques. Lorsque les entreprises utilisent des mécanismes réglementaires pour contourner cette limite, elles déforment l’équilibre initial.

La question n’est plus de savoir si ces mécanismes existent. Elle est : comment les réformer pour qu’ils servent à nouveau leur objectif initial - encourager l’innovation, pas prolonger les monopoles ?

Quelle est la différence entre un brevet et une exclusivité réglementaire ?

Un brevet est une protection juridique délivrée par un office des brevets (comme l’USPTO ou l’EPO) pour une invention technique. Il dure 20 ans à partir du dépôt. L’exclusivité réglementaire, elle, est accordée par les agences de santé (FDA, EMA) et protège le médicament contre la concurrence des génériques, indépendamment du brevet. Elle peut durer de 3 à 12 ans selon le type, et elle ne dépend pas de la validité du brevet.

Pourquoi les génériques n’entrent-ils pas sur le marché dès l’expiration du brevet ?

Parce que d’autres protections sont encore en vigueur : exclusivité NCE, exclusivité pédiatrique, exclusivité pour médicaments orphelins, ou encore des brevets secondaires. Même si le brevet principal est expiré, la FDA ou l’EMA ne peut pas approuver un générique tant qu’une de ces exclusivités est active. C’est pourquoi certains médicaments restent sans générique pendant 15 à 20 ans.

Les médicaments orphelins sont-ils vraiment nécessaires ?

Oui, mais avec des limites. Sans exclusivité de 7 à 12 ans, aucune entreprise ne financerait le développement de traitements pour des maladies affectant moins de 200 000 personnes. Cependant, certains fabricants exploitent ce système en déclarant des maladies « orphelines » qui pourraient être traitées par des médicaments existants, ce qui constitue une forme d’abus. La régulation cherche à y remédier en exigeant des preuves plus solides de nécessité médicale.

Qu’est-ce que le « product hopping » et pourquoi est-ce controversé ?

Le « product hopping » consiste à remplacer un médicament par une version légèrement modifiée (nouvelle forme, nouveau dosage) juste avant l’expiration du brevet. Les patients sont ensuite orientés vers la nouvelle version, ce qui bloque l’entrée des génériques. C’est controversé parce que la substance active est la même, et que la modification n’apporte souvent aucun bénéfice clinique réel - seulement une prolongation artificielle du monopole.

Les États-Unis et l’Europe ont-ils le même système ?

Non. Les États-Unis permettent de cumuler plusieurs types d’exclusivité (ex. : 5 ans NCE + 6 mois pédiatrique + 3 ans pour une nouvelle indication), ce qui peut créer des monopoles très longs. L’Europe privilégie des durées plus longues pour chaque type d’exclusivité, mais limite les cumuls. Le SPC européen peut aller jusqu’à 15 ans, contre 14 ans maximum aux États-Unis. Les deux systèmes sont efficaces, mais les États-Unis sont plus flexibles - et plus vulnérables aux abus.

3 Commentaires

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    Albertine Selvik

    décembre 5, 2025 AT 11:22
    C'est fou comment on peut se faire avoir avec des petits changements de comprimés. Les génériques pourraient être là depuis des années si on arrêtait ce jeu.
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    Corinne Foxley

    décembre 6, 2025 AT 20:17
    Les Big Pharma jouent au chess avec nos vies et nos factures de mutuelle. Un médicament à 5 milliards, c’est pas de la science, c’est du poker avec des vies en jeu.
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    Dominique Benoit

    décembre 7, 2025 AT 16:04
    Je trouve ça dingue qu’on puisse bloquer les génériques juste pour une forme injectable 😅 Et pourtant c’est la loi 🤷‍♂️

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